L’Humanité, 23 avril 2004
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Sida. À l’occasion du 10e Sidaction, France 2 diffuse ce soir un documentaire controversé sur la naissance du virus. Il met en avant la thèse qui ferait d’un vaccin antipolio, administré à un million d’Africains à la fin des années cinquante, le responsable de l’épidémie.
Les chercheurs et l’équipe du documentaire (1) diffusé ce soir sur France 2 s’accordent au moins sur un point : présenter le film les Origines du sida en deuxième partie de soirée à l’occasion du Sidaction n’était sans doute pas la meilleure idée. D’autant que ce programme ne bénéficiera d’aucun débat complémentaire et qu’il risque en conséquence de laisser le téléspectateur seul, comme assommé devant toutes les questions posées. Dont l’une des plus dérangeantes : le virus du sida pourrait-il être le produit accidentel d’un vaccin oral contre la poliomyélite, administré à un million d’Africains dans l ‘ex-Congo belge, de 1957 à 1960, un vaccin alors mis au point par le virologue américain Hillary Koprowski et fabriqué à partir de reins de chimpanzés ?
Cette thèse s’appuie sur trois quasi-certitudes : le sida du singe (VIS) retrouvé chez le chimpanzé pourrait être à l’origine du sida de l’homme (VIH) ; l’épicentre du départ de l’épidémie se situe justement dans l’ex-Congo belge, et la première trace de VIH dans le sang d’un homme date de 1959 et provient de Léopoldville, au Congo ; enfin, nous savons qu’un virus du singe, le SV40, a effectivement contaminé le vaccin antipolio. Jusqu’à provoquer l’apparition d ‘autres virus ?
L’ensemble de la communauté scientifique rejette aujourd’hui cette théorie. Seule, ou presque, reste celle dite « du chasseur », qui suggère qu’un chasseur africain se serait blessé ou aurait été mordu par un singe porteur du virus du sida.
Le livre qui a tout déclenché
La théorie du vaccin antipolio à l’origine de l’épidémie de sida est défendue par un journaliste britannique, ancien correspondant de la BBC en Afrique, Edward Hooper. Celui-ci publie aux États-Unis, en 1999, The River – A Journey to The Sources of HIV and Aids, un ouvrage de près de mille pages, fruit d’un travail d’enquête de plus de dix ans. Dans son livre, Hooper fait le lien entre le laboratoire de Stanleyville, au Congo belge, le camp Lindi – un camp d ‘élevage de chimpanzés installé à proximité – et la recherche du virologue Hillary Koprowski sur l’hépatite et la polio menée sur place. Retour sur le contexte de ces recherches : dans les années cinquante, les États-Unis entrent dans une véritable course au vaccin contre la polio, une maladie qui touche les enfants. Jonas Salk, Albert Sabin et Hillary Koprowski, les plus grands scientifiques américains du moment, entrent en concurrence. Le vaccin de Salk est le premier écarté, celui de Sabin sera testé sur plus de 6 millions d ‘enfants en URSS entre 1958 et 1960, et le vaccin « Chat » de Koprowski testé sur un million de jeunes Congolais. Au printemps 1960, c’est finalement le vaccin d’Albert Sabin qui sera homologué et utilisé dans le monde entier. Les notes de Sabin attestent qu’il utilisait des reins de macaques pour la fabrication de son vaccin atténué, ce qu’affirme également Koprowski aujourd ‘hui. Mais rien ne le prouve (le chercheur affirme avoir perdu ses documents).
À sa sortie en 1999, le livre de Hooper déclenche une vive polémique au sein de la communauté scientifique. Le Dr Bill Hamilton, éminent biologiste américain, s ‘intéresse à la thèse et souhaite organiser un débat entre Hooper et les grands virologues internationaux. Afin d’y voir plus clair, il se rend au Congo dans l ‘idée de collecter des selles de chimpanzés. Mais en mars 2000, il meurt de la malaria. Les virologues Simon Wain Hobson, de l’Institut Pasteur (lire notre entretien ci-après), et Robin Weiss décident courageusement, contre l’avis de la plupart de leurs collègues et en mémoire de Bill Hamilton, d’organiser cette fameuse rencontre entre Hooper et Koprowski. Les 10 et le 11 septembre 2000, la première conférence sur les origines du sida est organisée à la Royal Society de Londres. Pour la première fois, un non-scientifique y est invité à s’expliquer sur l’état de ses recherches. Mais une preuve semble-t-il irréfutable contredit le travail de Hooper : des échantillons du vaccin antipolio de Koprowski sont retrouvés, testés et ne présentent aucune trace, ni de VIS, ni de VIH, ni de cellules de chimpanzés. La thèse de Hooper est officiellement rejetée par les revues scientifiques Science et Nature au printemps 2001.
Quelles ont été alors les motivations de ceux qui ont décidé de faire ce film, autour d’une théorie rejetée par la majorité de la communauté scientifique ? La productrice Christine Le Goff raconte : « Après avoir lu le livre d’Edward Hooper, nous l’avons rencontré. Un homme passionné et passionnant, mais un homme si obsédé par son sujet qu’il en était presque effrayant. Alors que les débats de la Royal Society venaient de démolir sa théorie, il a réussi à nous convaincre de l’accompagner en Afrique. Et c’est là que nous avons retrouvé les témoins noirs qui travaillaient à l’époque au camp Lindi et au laboratoire de Léopoldville. Tout simplement, ces hommes nous ont raconté comment ils étaient chargés de s’occuper des chimpanzés puis de les tuer pour en prélever les organes, comment ils conditionnaient en petites doses le vaccin oral antipolio de 1956 à 1960. Rentrés de ce voyage, on s’est dit qu’on devait aller plus loin.
Histoire et enjeux d’une controverse
Le travail dure trois ans et demi, non sans difficultés. Aujourd’hui, Catherine Peix, la réalisatrice, ancienne chimiste et biologiste, affirme « ne pas avoir voulu faire quelque chose de scandaleux ». « Nous avons essayé de comprendre, en prenant nos distances par rapport à Edward Hooper. De plus, nous n’avons pas voulu faire un film scientifique pour les scientifiques. » Consciente que « cette hypothèse est la plus haïe du monde scientifique », Christine Le Goff dénonce « les dissimulations dont la science peut être capable », et souhaite « redonner une place au citoyen » dans ces débats.
Et c’est justement le mérite de ce film. Il est en effet intéressant de connaître l’histoire et les enjeux d’une controverse. Car, comme le souligne Simon Wain Hobson, « bien que le film se trompe lorsqu’il affirme la nécessité de connaître les origines d’une maladie pour élaborer un vaccin ou un traitement – puisque la trithérapie existe avec le sida -, ne pas comprendre que l’homme s ‘intéresse toujours à ses racines, c’est ne pas comprendre l’homme ».
Jean-François Delfraissy, professeur d’immunologie à l’hôpital Kremlin-Bicêtre, qui intervient avant la projection du film pour préciser les priorités de la recherche actuelle, trouve pour sa part « normal que les citoyens s’interrogent ». Mais, comme Christine Rouzioux, virologue à l’hôpital Necker et ancienne directrice scientifique du Sidaction, ou Michaela Muller-Trutwin, de l’Institut Pasteur, il considère le film incomplet car très discret sur les autres thèses défendues aujourd’hui. De plus, selon Michaela Muller-Trutwin, « il est regrettable de ne pas dire à quel point la vaccination antipolio a été bénéfique dans son ensemble ». Tous rappellent que 45 millions de personnes sont aujourd ‘hui infectées par le virus du sida dans le monde, et que 5 millions de nouvelles contaminations sont dénombrées chaque année. « Nous ne sommes pas du tout dans l’historique de la maladie. On est en pleine action et en plein désastre », confirme Jean-François Delfraissy. Un désastre sanitaire comme le monde n’en a jamais connu.
Maud Dugrand
1) Les Origines du sida, de Peter Chappell et Catherine Peix, sur France 2, ce soir, dans l’émission Contre-courant, à 22 h 50.